Samedi 17 mai 2014, Melbourne,
23 heures. L'avion prend son élan sur le tarmac et décolle dans la nuit
australienne. 14 heures de vol plus tard, du zapping entre des
dizaines de films, la tête qui tombe de sommeil, me voici à Doha,
au Qatar, entre mer et désert. S'ensuivent 8 heures d'attente dans
un aéroport peuplé d'émirs, d'indiens et de voyageurs de
différents coins du monde...Dimanche 18 mai, Doha, 14 heures, l'avion prend son élan sur le tarmac et décolle dans la chaleur écrasante du désert. 7
heures de vol plus tard, j'atterris à Charles de Gaulle, à Paris.
Il fait beau, l'air est léger.
C'est aussi le cœur léger que je
pose le pied en France, le sourire aux lèvres.
Je suis bien.
Ça, c'était jusqu'à ce
que je renoue avec les chauffeurs de taxi parisiens...
*
"Tu verras, c'est
pas loin, prends le taxi!" m'avait dit mon ami. Insouciante,
je lui fais confiance, oubliant qu'il ne conduit jamais. J'évite les
"taxis, taxis!" murmurés sous le manteau à l'arrivée (visiblement, les taxis officieux ne sont pas l'apanage des
pays asiatiques) pour rejoindre la file d'attente des taxis
officiels.
Un homme élégant dans
la force de l'âge m'ouvre la porte de son carrosse.
Moi: "Je vais à Domont,
vous connaissez?"
Lui: "Si je connais?! Ça
fait 39 ans que je fais ce métier, Mademoiselle! On prend l'A85 et
l'A15, vous êtes d'accord?"
...
Après
neuf mois de vadrouille autour du monde, j'avoue que le sujet m'échappe un peu.
Moi: "Je vous fais
confiance. Mon ami m'a dit que ce n'était pas loin".
Lui: "Pas loin, pas
loin... C'est quand même dans le Val d'Oise!"
Une légère alarme
s'allume dans la nébuleuse de mes souvenirs sans pour autant
parvenir à percer la brume épaisse qui recouvre mon passé parisien. Je décide de lui faire
confiance.
Nous quittons l'aéroport, prenons la route et le compteur monte rapidement...
Moi: "Vous êtes sûr de
vous? Parce qu'il m'a vraiment dit que ce n'était pas loin".
Lui: "Mais oui.
D'ailleurs, il y a l'usine Singer à Domont, vous êtes d'accord?"
Moi: "euh.... si vous le
dites".
Soudain, après une heure de route et à la faveur d'une sortie, le panneau "Ermont" apparaît devant nous.
Silence consterné...
Lui: "J'ai confondu
Ermont et Domont ! Je suis navré! Je m'en veux, si vous saviez!"
Moi, bonne âme: "C'est pas grave, ça
arrive. Du moment qu'on finit par rejoindre Domont..."
Me voici saisie d'un doute : c'est
bien d'être compréhensive, il a l'air de sincèrement s'en
vouloir et ce n'est pas donné à tout le monde de voir le coucher de soleil sur Paris, comme il le souligne lui-même, mais après trente heures de voyage et douze
heures de décalage horaire, j'aurais préféré voir le sourire de mon ami plutôt que la lumière du couchant sur la tour Eiffel. Je commence à lui en vouloir...
Le silence se fait. 1 heure 45 plus tard (au lieu de 30 minutes), nous arrivons à bon
port. Et si nous arrivons à bon port, c'est parce que je sais lire
un plan (on lui a volé son GPS, à mon chauffeur de taxi). Une dame
blonde nous fait signe: "Anne, c'est ça? C'est ici. Votre ami
est à l'hôpital mais vous pouvez entrer". A l'hôpital?! "Oui,
il est parti il y a dix minutes"...
Il me faut d'abord régler la course. N'ayant pas demandé à passer autant de temps dans son taxi, aussi confortable soit-il, je décide de négocier. Habituée à l'Asie où l'on commence bas pour
trouver un compromis, je lance: "A votre place, je ferais un
geste commercial. Je crois même que j'offrirais la course". Moins habitué à l'Asie, mon chauffeur de taxi, se
méprenant sur mon intention, se transforme, tel Hulk : adieu, échanges sympathiques et anodins, bonjour, intimidation
verbale et physique. Il hausse le ton :
"vous allez me payer 40 euros, point! Déjà que je vous fais
grâce du détour par Ermont!" (comment dire...c'est un peu la moindre des choses...). Normalement, c'est 50, je vous fais moins 10
euros".
Comme saisie d'un doute sur ses compétences, je
rétorque : "C'est vous qui le dites. Je préfère vérifier le
kilométrage sur Internet" et m'apprête à rentrer dans la
maison pour mettre mes propos en application.
Lui: "Si c'est comme ça, je garde
votre sac. Je suis prêt à attendre trois heures s'il le faut!".
J'ai bien l'intention de revenir le voir, mais il en a l'air moins certain... Ce qui ne m'empêche pas de le contredire:
Moi:"Pas question que je vous laisse mon sac!"
Lui:"Je le
prends!"
Moi: "Non!"
Lui: "Si!"
Moi:"Non!"
Lui
: "Si!"
Moi: "Non!"
Lui: "Si!"
etc., etc., etc.,... en un beau crescendo.
Faute de crier plus fort, je finis néanmoins par le lui laisser. Je rentre dans la maison et vérifie le kilométrage (26),
multiplié par le tarif C (1,54), ce qui fait 40 euros. Je reviens:
"J'ai vérifié. Le prix devrait être de 40 euros. Donc si vous
me faites un prix, comme vous dites, je devrais vous payer 30".
Il hurle: "déjà que j'ai attendu 15 minutes! Puisque c'est comme ça, j'emmène votre sac au poste de police!"
et de traîner mon fidèle compagnon sur le bitume. Révoltée par le traitement qu'il lui inflige, je rétorque : "Et
moi, je relève votre plaque d'immatriculation!".
De guerre lasse et malgré tout consciente de notre ridicule, je finis par lui donner
la somme qu'il réclame. Je reprends mon sac, lance "Je ne vous
remercie pas!" et rentre d'un pas décidé... Une fois à l'abri de la maison, je me laisse choir sur une chaise, bouleversée par toute cette tension, surprise par tant d'agressivité et par ma propre réaction : "Bienvenue en France!" me dis-je...
*
Épilogue
Mon ami va mieux. Ironie du sort, il était hospitalité à Eaubonne, à côté d'Ermont...
La voisine (la dame blonde) était heureuse d'avoir un peu
d'animation : "mon fils est sorti, mon mari parle pas, j'ai pas
d'amis, pas de famille... alors vous comprenez, je passe mes soirées
ici".
Maintenant, cette histoire me fait bien rire... Pauvre
chauffeur.
Moi qui était revenue si zen de mes neuf mois de voyage, la France me rappelle en
moins de deux heures que rien n'est gagné! Le travail de toute une vie...